ICHTYONYMIE BRETONNE
Atlas linguistique de la faune marine de Bretagne

Introduction scientifique

Ce site repose sur les données collectées par Alan-Gwenog Berr dans le cadre des enquêtes de linguistique qu’il a menées au cours des années 1960 dans les ports de Basse-Bretagne.
Sans le secours de méthodes automatisées, l’exploitation de cet imposant volume de données était difficile, notamment pour la production d’un atlas linguistique. Aussi, après le brusque décès de l’auteur, ces données sont-elles longtemps restées inexploitées. Il aura fallu 30 ans, d’importants progrès dans le traitement informatique des données, et l’initiative de plusieurs chercheurs du CRBC et de l’IUEM, soutenus par la Région Bretagne, pour que ce projet puisse se concrétiser.
Il s’appuie en premier lieu sur la numérisation des données de la thèse d’Alan-Gwenog Berr et leur intégration dans une base de données. La transcription des données originales dans la base a nécessité l’adoption de principes de notation phonétique et en graphie courante, ainsi qu’une actualisation de la taxonomie employée initialement par l’auteur.
La cartographie de la base de donnée a reposé sur le développement d’un logiciel spécifique. Il permet de cartographier les données (en caractères phonétiques ou latins), et d’en effectuer une interprétation linguistique en les classant par familles.

Des références bibliographiques peuvent être consultées à la fin de cette présentation.



Géolinguistique de la Basse Bretagne
L’intérêt pour les parlers populaires a débuté à la révolution française avec l’enquête de l'abbé Grégoire, député à l'Assemblée Nationale, « relative aux patois et aux moeurs des gens de la campagne » qui a abouti au fameux rapport « Sur la nécessité et les moyens d'anéantir les patois et d'universaliser l'usage de la langue française », présenté à la Convention Nationale le 16 prairial an II (6 juin 1794). Cependant, leur étude scientifique n’a véritablement débuté qu’à la fin du XIXè siècle. Une forte tradition française s’est mise en place grâce aux travaux du linguiste Jules Gilliéron, nommé en 1883 à l'École des Hautes Études de Paris, où il exerça pendant 43 ans. Fils de géologue, il avait compris au contact de son père l'importance de l'enquête sur place et de la représentation cartographique. Son souci n'étant pas tant d'étudier les « patois » que les mots, il décida de faire figurer des données brutes, en écriture phonétique, sur les cartes de son Atlas Linguistique de la France (Gilliéron et Edmont 1902 à 1912), plutôt que des interprétations, comme cela se pratiquait en Allemagne. Enquêteur aguerri lui-même, il confia les enquêtes de terrain à Edmond Edmond, chargé de « relever les équivalents patois de toutes les formes d'un questionnaire dans un certain nombre de points, à distance à peu près égales les uns des autres. » (Notice p. 4). Ces formes étaient ensuite reportées sur des cartes en écriture phonétique.
Sur le modèle de l’ALF, les enquêtes du celtisant Pierre Le Roux, futur titulaire de la chaire de celtique de Rennes, aboutirent à la publication de l'Atlas linguistique de la Basse-Bretagne (1924 à 1963). Le réseau comportait 77 points d'enquête sur les 600 communes environ que comprend la Basse-Bretagne. Si on sait que le Nouvel Atlas linguistique de la Basse-Bretagne (Le Dû J., 2001) comprend 187 points d’enquête, on mesure l’extraordinaire densité du réseau de 129 points retenu par Alan-Gwenog Berr.
Il n’était pas question pour Pierre Le Roux d’enregistrer ses entretiens. Ce ne fut pas possible non plus pour Alan-Gwenog Berr, étant donné l’encombrement du matériel sonore de l’époque et les conditions de l’enquête, souvent faite partiellement dans les lieux les plus inattendus (sur le port, au domicile du pêcheur, dans un café…).

Photo 1 - L’auteur (avec la casquette blanche d’été) et ses informateurs dans le cadre d’une de ses enquêtes sur le terrain


Photo 2 - L’enquête se poursuit sur le coin d’une table de bistro…

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Contexte du projet
L’initiative de ce projet revient à Jean Le Dû, professeur émérite au CRBC, qui s’est associé pour l’occasion au petit-fils d’Alan-Gwenog Berr, Iwan Le Berre actuellement maître de conférence en géographie à l’Université de Bretagne Occidentale (Brest). Grâce au soutien de la région Bretagne, dans le cadre d’un PRIR (programme de recherche d’intérêt régional) obtenu en 2004, une équipe a pu être constituée pour le mener à bien. Elle associe des chercheurs et des étudiants du CRBC (Centre de Recherche Bretonne et Celtique – EA), de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de l’UBO, de deux laboratoires de l’IUEM (Institut Universitaire Européen de la Mer) - Géomer UMR 6554 CNRS (Géographie) et le Lémar UMR 6539 CNRS (Biologie marine) – ainsi que des spécialistes de plusieurs organismes (Océanopolis, Bretagne-Vivante SEPNB), des traducteurs et des dessinateurs (lien liste des participants au projet).
Le projet proposé avait donc pour objectif la création d’une base de données, son exploitation (notamment sous forme cartographique) et sa publication sous la forme d'un atlas linguistique. Soulignons qu’aucune région de France ne dispose d’un tel recueil de données, et que des universitaires étrangers s’en inspirent.

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Présentation de la base de données
Les données originales ont fait l’objet d’une publication en trois volumes dans le cadre d’une thèse soutenue (à titre posthume) à l’UBO en 1973. Un quatrième volume, intitulé Geriadur an anoiou loened-mor, édité par Brud Nevez, est venu compléter la collection en 1995. Il s’agit d’un index breton-français et français-breton des espèces inventoriées par Alan-Gwenog Berr (accéder aux fichiers PDF de cette thèse).

Photo 3 - Les trois volumes de la thèse originale édités par le CRBC et l’index édité par Brud-Nevez

Les données exploitées dans ce site proviennent du second volume de la thèse intitulé Tome II : Ichthyonymes Bretons. Les données y sont consignées sur près de 300 pages, espèce par espèce, et classées par ordre taxonomique : les invertébrés en premier lieu, suivis par les poissons, puis les oiseaux et, enfin, les mammifères marins. Pour chaque espèce figurent : un numéro de codage (de 1 à 538), l’embranchement, le nom scientifique et le nom français. Les différentes appellations locales recueillies lors des enquêtes sont ensuite transcrites port par port.

Photo 4 - Exemple de présentation des données intégrées au volume III de la thèse

Il était matériellement très difficile, avant le développement de l’informatique, de reporter sur des cartes les données brutes recueillies au cours des enquêtes de terrain. Les essais réalisés par Alan-Gwenog Berr à l’aide de symboles en quatre couleurs témoignent du caractère extrêmement fastidieux de l’opération que, d’ailleurs, l’auteur n’a pu mener à son terme (Carte 1).
Plus de trente ans après, grâce aux progrès de l’informatique, nous avons pu reprendre ce projet en faisant saisir en police unicode les données par une équipe d’étudiants du département de celtique de l’Université de Bretagne Occidentale, puis en les intégrant dans une base de données.
Elle est composée de trois tables :
  • La table des ports : dans le document original, les ports sont renseignés par un code constitué par une lettre - G pour Gwened ou vannetais, K pour Kerne Cornouaille, L pour Leon et T pour Treguer (Trégor) - suivie d’un chiffre. Une table a été réalisée pour établir la correspondance entre ce codage et les localités dans lesquelles Alan-Gwenog Berr a effectué ses enquêtes. Les coordonnées géographiques de chaque port sont indiquées en Lambert II étendu et en WGS84.
  • La table taxonomique établi le lien entre le thésaurus, la taxonomie actuelle et l’identifiant interne affecté à chaque élément du site (enregistrements de la base de donnée, fiche descriptive de l’espèce, dessin, cartes). Les noms scientifiques, de même que la classification de certaines espèces ayant été modifiés depuis les travaux de Alan-Gwenog Berr, la taxonomie a été entièrement actualisée afin d’en garantir la conformité avec les règles actuellement en vigueur. De plus, au sein de l’ensemble des données collectées par Alan-Gwenog Berr, nous avons choisi de ne conserver pour l’atlas que celles se rapportant à des espèces marines de la faune de Bretagne. Les termes décrivant des éléments anatomiques (nageoires, pinces de crabe…) n’ont pas été retenus. De même, les noms se rapportant à des espèces exotiques ou à des espèces d’eau douce ou « terrestres » (oiseaux) n’ont pas été conservés soit parce que le même nom était cité partout (baleine ou cachalot), soit parce que la dénomination n’avait été relevée qu’en de trop rares localités pour apparaître véritablement significative (spatule), soit parce que la correspondance avec une espèce clairement identifiable n’a pu être établie (crevette rouge). Sur la base de ces principes, 430 espèces ont été conservées sur les 538 rubriques figurant dans le travail original.
  • Le thesaurus comporte un peu plus de 33000 enregistrements décrits par 10 champs décrivant : le nom scientifique de l’espèce ; le numéro de codage attribué par Alan-Gwenog Berr à chaque espèce ; le nom français attribué à l’espèce ; le code de la localité de collecte de la donnée ; la transcription phonétique du nom local en breton ; le genre du phonème ; le nom local en caractères latins ; la traduction littérale du nom breton en français (si pertinent) ; d’éventuelles remarques figurant dans le document original ; un champ indiquant si une espèce possède plusieurs noms locaux (alias).

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Notation phonétique
Les signes suivants représentent approximativement les sons correspondants du français :
a, b, d, f, i, k, m, o, p, r, t, v, w, z. Les signes phonétiques spécifiques sont répertoriés dans le tableau 1

Tableau 1 - Signes phonétiques spécifiques

Nous avons décidé de remplacer l’archiphonème qu’utilise Alan-Gwenog Berr, noté en lettres majuscules à la fin de certains mots, par une consonne simple, sourde ou sonore selon le contexte. Ce concept d’archiphonème, fort à la mode à l’époque de la rédaction de la thèse, ne sert plus guère aujourd’hui, et complique inutilement la notation.
Pour des raisons de simplification, nous avons décidé de ne faire figurer le signe ' devant la syllabe accentuée que dans les cas où l’accent ne porte pas sur la pénultième : on lira donc [mɛlhwɛdɛn voːr] ‘escargot de mer’ en mettant l’accent sur l’avant-dernière syllabe [hwɛ], mais [bɛrni'cɛːn] ‘bernique’ avec l’accent final et [pa'lurmɘdɛn] ‘palourde’ sur l’antépénultième. En aucun cas ce signe ne figure devant des monosyllabes, où il est redondant.
Alan-Gwenog Berr emploie l’API (Alphabet Phonétique International), pour lequel il a dû créer le signe , qui représente un son particulier au breton septentrional absent de cet alphabet. Il s’agit d’une spirante labio-dentale, fortement soufflée, sonore – ce qui l’oppose au [f], et précédée d’une voyelle longue sous l’accent. On trouve ce son comme réalisation de la mutation spirante de p-, par exemple dans ma ‘fenn ‘ma tête’. Cette consonne est confondue dans les graphies KLT, KLTG ou interdialectale, avec un simple f. Seule la graphie universitaire, du moins à ses débuts, l’a transcrite par ‘f à l’initiale d’un mot, comme dans l’exemple ci-dessus, et par v à l’intervocalique, comme dans ivern ‘enfer’. La transcription traditionnelle des noms de lieux ou de personnes note souvent ce son par –ff-, comme dans le nom de famille Quéffélec ou celui la commune de Squiffiec.

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Notation en graphie courante
Afin de faciliter à nos lecteurs peu familiers de la transcription phonétique la lecture des entrées de la base, nous avons tenu à écrire les mots selon une graphie simple, non normalisée, permettant une lecture plus aisée de la prononciation locale. Nous respectons les règles communes aux différentes graphies du breton, dont voici les principales caractéristiques :
  • a, b, d, e, eu, f, i, j, k, m, o, ou, p, t, u, v, w se lisent à peu près comme en français ;
  • aou se prononce en général aw ou ow ;
  • c’h transcrit un son proche de l’Ach-Laut allemand dans Nacht ou de la jota espagnole dans mejor. Il est plus souvent prononcé comme le h- aspiré de l’anglais hat ;
  • g a toujours le son g de gare ou de guerre, jamais comme dans givre ;
  • h est prononcé comme le h aspiré de l’anglais ou de l’allemand ;
  • ill représente le l mouillé proche à l’oreille du groupe li de escalier. Il correspond plus exactement au gli italien de moglie ou au ll espagnol de llano ;
  • Dans les autres cas, ll est un l fort précédé d’une voyelle brève sous l’accent, alors que l simple est précédé d’une voyelle longue dans les mêmes conditions : on oppose ainsi tal ‘front’ (a long) et dall ‘aveugle’ (a bref). L’opposition est la même pour n/nn et, dans une moindre mesure, r/rr ;
  • m, nn, nn, ll, rr sont précédés d’une voyelle brève.
  • ñ (tilde) suivant une voyelle ne se prononce pas, mais indique que celle-ci est nasale : se prononce donc comme le an du fr. grand ;
  • Le s est toujours prononcé comme dans assez, tandis que z représente le son du s de oiseau ;
  • u et ou sont prononcés comme en français.
  • Les voyelles précédant n ou m sont généralement nasales (moins dans le sud, en particulier en vannetais). Ainsi, lann ‘ajonc’ se prononce généralement lan-n(e) .
  • Cette graphie se rapproche de la prononciation réelle sans atteindre, bien entendu, la précision de la transcription phonétique.
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Taxonomie
Le référentiel utilisé pour la classification des êtres vivants est celui de l’European Register of Marine Species (http://www.marbef.org/data/erms.php). L’ERMS est une liste de près de 30 000 espèces valides établie par un collectif de 170 scientifiques dans le cadre d’un projet européen MAST. Ce projet a permis d’établir la liste de l’ensemble des espèces marines à l'échelle des mers d'Europe, de l'Océan Arctique et de l'Islande aux Canaries, à la Méditerranée et à la Baltique. Ce catalogue constitue aujourd’hui un outil de standardisation et de référence pour les scientifiques et les gestionnaires impliqués dans la recherche, la formation et la gestion de la biodiversité marine en Europe.

La classification présentée dans la thèse d’Alan-Gwenog Berr était une classification Linnéenne, tandis que la classification retenue pour cet ouvrage fait appel à la phylogénétique. Cette nouvelle classification a tendance à remplacer la classification ‘traditionnelle’ en se basant sur des traits multiples : biologiques, phénotypiques (anatomiques) et physiologiques (phénomènes physico-chimiques, nutrition). La classification phylogénétique permet ainsi de présenter les relations de parenté entre organismes vivants en montrant qui est proche de qui, et non pas qui descend de qui. Une des caractéristiques de l'approche phylogénétique est que cette classification bouleverse les nomenclatures binomiales telle que celle développées par Carl von Linné (1707-1778), plus ‘fixistes’. La classification phylogénétique illustre, quant à elle, mieux les principes d'évolutions et de parenté des espèces.

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La représentation cartographique
Sur la base d’une première version conçue pour notre projet par François Legras, chercheur à l’ENSTB (École Nationale Supérieure des Télécommunications de Bretagne - Brest), le logiciel de cartographie a été développé et finalisé par un étudiant d’informatique de l’UBO, Guillaume Salou, qui s’est également chargé du développement du CD-rom. La présentation graphique de celui-ci et la cartographie sont l’œuvre de Gilles Couix, Ingénieur d'études en cartographie à l’UBO.
Le logiciel de cartographie permet d’exploiter la base de donnée produite pour créer des cartes linguistiques en breton, en notation phonétique et en graphie courante. Il autorise de plus la production de cartes à cercles ou à épingles pouvant servir de support à une interprétation linguistique et spatiale des phonèmes. Pour ce faire, il faut associer à chaque expression phonétique une couleur, ce qui permet d’effectuer une classification des phonèmes. Ce programme laisse le choix à l’utilisateur entre la création de cartes au singulier ou au pluriel, car il considère les genres. Des « poignées » permettent de modifier la disposition des phonèmes afin d’améliorer la lisibilité de la carte à éditer (ces poignées disparaissent lors de la création du PDF).
Le logiciel de cartographie a été écrit en Java sous IntelliJ Idea 6.0 (http://www.jetbrains.com/idea/). Il utilise deux tables de la base de données - la table des ports et la table thesaurus au format Excel - ainsi qu’un fond de carte au format « .gen », créé au préalable sous logiciel SIG (le logiciel libre gvSIG - http://www.gvsig.gva.es/ - a été utilisée dans ce projet). Le logiciel fait également appel à des librairies libres dont Itext qui autorise la génération de fichiers pour Acrobat Reader (.PDF) et Openmap qui permet de créer des cartes intégrant en particulier le géoréférencement dans le système international WGS84. La police Gentium (notamment genR102) implémentée dans le logiciel permet l’affichage des caractères phonétiques. Enfin, le programme permet de sauvegarder au format XML les préférences utilisateurs qui contiennent par exemple les positions de la légende ou l’organisation des phonèmes dans les cartes.

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L’interprétation des cartes
Le professeur Falc’hun a été un pionnier de l’interprétation des cartes d’atlas dans sa thèse intitulée L’Histoire de la langue bretonne d’après la géographie linguistique (1951), puis dans une version considérablement augmentée, sous le titre Perspectives nouvelles sur l’histoire de la langue bretonne (1981).
Alan-Gwenog Berr avait l’ambition d’interpréter les données qu’il avait recueillies en traçant des cartes. Il a laissé des brouillons, dont les lecteurs pourront ici voir des exemples (Cartes 1 et 2), et le troisième volume de sa thèse contient en annexe la carte du tacaud (Trisopterus luscus, Carte 3). Le logiciel dont nous disposons à présent va permettre de poursuivre dans cette voie dans une deuxième étape de notre travail.

Carte 1 – Carte du Bar, interprétée par Alan-Gwenog Berr.
Carte 2 – Carte du Crabe dormeur, interprétée par Alan-Gwenog Berr.
Carte 3 – Carte du Tacaud, interprétée par Alan-Gwenog Berr et figurant en annexe de sa thèse

Deux types de présentations des données
Les cartes que le lecteur trouvera sur ce site, dites de première génération, présentent les données selon leur répartition réelle sur le terrain. Nous en avons créé deux versions.
La première, en API (Alphabet Phonétique International), se rapproche au plus près de la prononciation réelle, ou du moins de celle que l’enquêteur a perçue avec sa sensibilité propre. Il n’existe pas, en effet, de transcription totalement neutre. Chaque linguiste est influencé par son propre passé linguistique. Ainsi, Alan-Gwenog Berr a parfois transcrit des sons entendus à Plougrescant, le point d’enquête le plus familier à Jean Le Dû, avec son oreille de bretonnant d’Audierne : pour la « gorgone de mer », par exemple, il note /spærn moːr/ là où Jean aurait entendu /spɛrn moːr/ (littéralement ‘épines de mer’). Ce sont des détails inévitables, généralement insignifiants, mais qu’il faut néanmoins connaître.

Carte 4 – Carte du Crabe dormeur, en phonétique et au singulier

La seconde version suit les principes des graphies courantes du breton. Entendons-nous, il ne s’agit pas de faire figurer sur la carte des formes unifiées dont certaines pourraient se trouver dans des dictionnaires, étant donné que notre projet est, justement, de faire ressortir à la fois l’unité et les variantes de la langue. Au lexicographe de fournir par la suite des formes lexématisées, c’est-à-dire rassemblant sous une même graphie un ensemble de variantes. Mais il s’agit là d’une tout autre histoire... Notre tâche consistait à cerner la réalité des réalisations au plus près. Les cartes en graphie courante auront l’avantage de permettre au plus grand nombre de nos lecteurs, peu familiers avec la phonétique, de lire les données sans difficulté.

Carte 5 – Carte du Crabe dormeur, en graphie courante du breton et au singulier

Un projet ambitieux : les cartes interprétées
Les quelques 70 volumes des Atlas linguistiques de la France par Régions, comme l’Atlas Linguistique de la France (entière) auquel ils font suite, comme aussi l’Atlas Linguistique de la Basse-Bretagne de Pierre Le Roux et le Nouvel Atlas Linguistique de la Basse-Bretagne de Jean Le Dû sont de première génération. Ils suivent les principes de Jules Gilliéron, le maître de la géographie linguistique française, dont les travaux ont inspiré de nombreuses autres entreprises en Europe et dans le monde. Il est en effet indispensable de pouvoir se reporter directement aux données brutes, ce que n’ont pas permis d’autres atlas, qui, suivant la tradition allemande de Wenker, ont sauté ce stade pour ne publier que des données interprétées. Si une notion – par exemple le nom d’un animal – est désignée par trois mots, chacun de ceux-ci sera représenté sur la carte par un symbole différent. Le lecteur n’aura aucun moyen de vérifier la justesse de l’interprétation. De nombreuses particularités, qui au premier abord semble n’être que des détails peuvent, par la suite, se révéler extrêmement importantes, et il est quelquefois difficile de rattacher une forme phonétique complexe à tel ou tel mot, étant donné la variété des prononciations.
Notre ambition est d’interpréter chacune des cartes réalisées ici en partant de divers points de vue : d’abord lexical (combien de mots sont utilisés pour désigner telle espèce ?), puis phonétique (comment se répartissent les prononciations ?). La représentation spatiale devrait permettre de dégager des aires cohérentes de distribution, et aussi de saisir les mouvements d’emprunts ou d’innovations qui se sont produits au cours des âges. Etant donné l’arbitraire de la langue qui fait qu’il n’existe aucune relation entre le mot dans sa réalité physique et la notion qu’il désigne (pesk n’est pas plus légitime que poisson, fish ou iasg), on peut déduire de l’utilisation du même mot dans deux aires séparées (appelées aires brisées), qu’elles ont conservé un mot ancien, tandis que la forme centrale est une innovation ou un emprunt.
L’accumulation des cartes interprétées devrait ainsi permettre de plonger dans l’histoire de la désignation des animaux marins en Basse-Bretagne selon une chronologie relative. C’est selon ces principes que François Falc’hun, interprétant les 400 premières cartes de l’Atlas Linguistique de la Basse-Bretagne de Pierre Le Roux, a pu mettre en lumière le rôle éminent de Carhaix au cours du haut moyen âge avant même que les archéologues ne viennent démontrer la justesse de ses conclusions !

Un exemple : les noms de la baudroie en breton
Le recours à la couleur est une aide précieuse à l’interprétation. Notre logiciel nous permet de répartir les données en six couleurs différentes, chaque carte brute pouvant faire l’objet de plusieurs cartes interprétées. Le chercheur fait lui-même la répartition des données selon ses propres critères linguistiques, et la carte, tracée automatiquement, confirme ou infirme l’hypothèse de départ. Il n’est donc pas question d’interprétation automatique, mais d’un dialogue suivi entre l’homme et la machine.
Ce travail ne peut être réalisé que par des chercheurs de haut niveau tant en linguistique bretonne qu’en zoologie, idéalement par une équipe pluridisciplinaire. Alan-Gwenog Berr avait atteint un tel niveau en se spécialisant parallèlement dans les deux domaines, ce que montrent ses cartes d’essai dont nous publions ici un exemple. Il est clair que d’autres disciplines doivent aussi entrer en ligne de compte : ethnographie, histoire, géographie…
La carte que nous proposons ici est simplement une esquisse, destinée à illustrer les promesses de notre logiciel.

Carte 6 – Exemple de carte interprétée : les noms bretons de la baudroie (Lophius sp.)

Nous avons réparti les noms de la baudroie en six catégories :
  • En mauve : mordouseg, littéralement ‘crapaud de mer’. Il s’agit d’un mot ancien, comme le prouve l’archaïsme de sa construction (le nom du crapaud touseg est précédé de son complément mor ‘mer’. En breton moderne, on dirait touseg mor). Les variantes phonétiques sont nombreuses. L’un des noms est qualifié de l’adjectif braz ‘grand’. Nous avons inclus dans la même catégorie penndoseg ‘tête de crapaud’.
  • En brun, boultouz et variantes.
  • En vert, Mari Morgan, qui désigne ‘la sirène’ en breton.
  • En jaune, divers noms faisant allusion à la goinfrerie le l’animal : debrer ‘mangeur’ ou lonker ‘avaleur’ de bwayou ‘bouées’ ou de lich ‘flotteurs de liège’ etc.
  • En bleu, des noms isolés comme genaoueg ‘grande bouche’, ar vorvanah ‘le moine de mer’, lot qui est le mot français ‘lotte’, ficherez ‘la bougeuse’, marach, morozoh et morzin.
  • À première vue, il semble que mordouseg et boultouz, situés dans des aires compactes, mais laissent des attestations isolées sur la côte nord, sont les formes les plus anciennes. Mari Morgan et les formes du type debrer bwajou sont probablement des surnoms venus prendre la place des noms anciens, de même que ficherez, genaoueg et morvanah. Les autres mots ne sont pas immédiatement reconnaissables.
Pour compléter ce travail, il faudrait bien évidemment consulter les formes des autres pays celtiques, en particulier de Cornouailles anglaise, mais aussi du Pays de Galles, et, pourquoi pas, les mots gaéliques d’Irlande et d’Écosse. On doit aussi établir une comparaison avec les désignations utilisées dans les autres domaines linguistiques de la France, en commençant par la Haute-Bretagne. Un projet d’Atlas des Côtes de l’Atlantique mis en chantier il y a une vingtaine d’années n’a malheureusement pas abouti.
Notre travail de création d’un site, loin d’être une fin en soi, est donc le début d’une nouvelle aventure.

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Références bibliographiques
- Berr A.G., 1973 - Ichthyonymie bretonne, UBO, Brest, Institut Armoricain de Recherche, Rennes (avec le concours du CNRS), 3 vol.
- Falc’hun F., 1963 - Histoire de la langue bretonne d’après la géographie linguistique Paris, PUF
- Falc’hun F., 1981 - Perspectives nouvelles sur l’histoire de la langue bretonne, Paris, UGE.
- Gilliéron E. et Edmont E., 1902 à 1912 - Atlas Linguistique de la France, Paris, Champion.
- Le Dû J., 1988 - Les études dialectales bretonnes : bilan et perspectives, p., in Maclennan, Gordon, ed., Proceedings of the First North American Congress of Celtic Studies, Chair of Celtic Studies, University of Ottawa (Canada) 1988, 555-569.
- Le Dû J., 1992 - L'informatisation des Atlas linguistiques de la France, Actes du Congrès International de Dialectologie, IKER 7, Bilbao, Académie de la langue basque, 1992, 299-317.
- Le Dû J., 1997 - La disparition du groupe des atlas et l’avenir de la géographie linguistique, Le Français Moderne, LXV, 1, 1997, 6-12.
- Le Dû J., 2001 - Nouvel Atlas Linguistique de la Basse-Bretagne, CRBC, Brest, mai 2001, 2 vol., 600 cartes.
- Le Roux P., de 1924 à 1963 - Atlas linguistique de la Basse-Bretagne, Plihon-Hommay, Rennes, Paris, 6.fasc. de 100 cartes.

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